Yvetot, un dimanche d'août 1950. Annie a dix ans, elle joue dehors, au soleil, sur le chemin caillouteux de la rue de l'École. Sa mère sort de l'épicerie pour discuter avec une cliente, à quelques mètres d'elle. La conversation des deux femmes est parfaitement audible et les bribes d'une confidence inouïe se gravent à jamais dans la mémoire d'Annie. Avant sa naissance, ses parents avaient eu une autre fille. Elle est morte à l'âge de six ans de la diphtérie. Plus jamais Annie n'entendra un mot de la bouche de ses parents sur cette soeur inconnue. Elle ne leur posera jamais non plus une seule question.
Mais même le silence contribue à forger un récit qui donne des contours à cette petite fille morte. Car forcément, elle joue un rôle dans l'identité de l'auteur. Les quelques mots, terribles, prononcés par la mère ; des photographies, une tombe, des objets, des murmures, un livret de famille : ainsi se construit, dans le réel et dans l'imaginaire, la fiction de cette " aînée " pour celle à qui l'on ne dit rien. Reste à savoir si la seconde fille, Annie, est autorisée à devenir ce qu'elle devient par la mort de la première. Le premier trio familial n'a disparu que pour se reformer à l'identique, l'histoire et les enfances se répètent de manière saisissante, mais une distance infranchissable sépare ces deux filles. C'est en évaluant très exactement cette distance que l'auteur trouve le sens du mystère qui lui a été confié un dimanche de ses dix ans.
Vers qui se tourner quand le monde semble partir à la dérive ? Pour Geneviève Brisac, ce sera Virginia Woolf, cette amie des sombres temps à qui elle doit tant. Sous sa plume aiguisée, Virginia Woolf apparaît sous toutes ses facettes : débordant d'humour, visionnaire sans pareille, féministe avant l'heure et penseuse de génie.
À l'amie des sombres temps nous offre, en cette époque troublée, le précieux réconfort d'une figure nécessaire telle que Virginia Woolf qui, à la manière de Montaigne qu'elle aimait tant, nous aide à comprendre qui nous sommes et comment penser notre fragilité, nos chagrins, et à en faire de la beauté.
La lettre de Nancy Huston a Grisélidis Réal, poétesse et prostituée.
?Longtemps je t'ai détestée, Gri. On eût dit que tu acquiesçais à tout ce que les hommes te demandaient. Tu semblais n'avoir aucun problème pour incarner leur fantasme : la pute au grand coeur, celle qui aime ça, celle qui comprend les messieurs et ne les juge jamais, celle qui accepte avec le sourire leur tout et leur n'importe quoi.
Grisélidis Réal, écrivaine et prostituée suisse, a fui le milieu où elle est née, bourgeois, calviniste et rigide, pour mener une vie libre. Une vie marquée par des histoires avec des hommes violents, des dizaines de milliers de relations tarifées, quatre enfants placés, des fausses couches, mais une vie illuminée par l'art et l'engagement militant au nom des travailleuses du sexe.
Poétesse magnifique, figure rebelle et courageuse, Grisélidis Réal fascine Nancy Huston qui, malgré quelques désaccords, se retrouve beaucoup en elle. À l'aune de son destin, elle questionne le sien, son rapport à la mère, aux hommes, au danger.
Véritable déclaration d'admiration, cette lettre révèle une grande artiste de la fin du XXe siècle dont la modernité de pensée annonce les débats contemporains. Un texte résolument féministe, qui interroge avec puissance le rôle du corps féminin dans l'écriture et le rapport au monde.
« «C'est le dernier recours des hommes blancs traqués, volés, dépouillés, assassinés par les Sémites, et qui retrouvent aujourd'hui la force de se dégager de l'abominable étreinte. Mort ! Mort au Juif ! Oui. Répétons. Répétons-le. Mort ! M.O.R.T. AU JUIF ! Là !» Et, avec une satisfaction amère, pensant à la Juive que j'aimais d'un amour fou et que je voulais sauver plus que moi-même, je signai - de même que je signerai tout à l'heure cette lettre à vous destinée, Monsieur le Commandant -, je signai, à grands traits rageurs de mon stylo : «Paul-Jean Husson.» »
«J'ai retrouvé une photo de ces années-là. C'est une photo en noir et blanc, nous y figurons tous les trois, Olga, toi et moi. Assis au centre sur la moquette blanche, tu regardes droit dans l'objectif avec une sorte de détermination joyeuse dans les yeux. À genoux à côté de toi, indifférente au photographe, j'ai le visage tourné vers le chat que tu tiens dans tes bras. Sur la gauche de la photo, adossée à des coussins, Olga sourit, la tête renversée en arrière. Au premier plan trône Oxana, le vieux berger belge et son museau blanchi. Derrière nous, le paysage lacustre de la tapisserie d'Aubusson. Je détaille la jeune fille agenouillée à tes côtés, vêtue d'une blouse blanche brodée et d'un jean. Elle a le regard songeur. Je me demande à quoi elle pense, ce dont elle rêve. Je l'ai perdue de vue».
Avec Belle-fille, Tatiana Vialle signe un récit romancé adressé à celui qui fut son beau-père. D'une écriture aérienne, elle livre le portrait sensible d'un monstre sacré du cinéma et celui d'une femme courageuse qui n'a eu de cesse de se réinventer une famille. Une lettre en forme d'hommage qui interroge la figure paternelle.
L'essai d'Élisabeth Badinter intitulé Le Conflit soulignait, l'an passé, la dureté de l'injonction faite aux femmes par l'obligation non seulement d'être mères, mais de l'être absolument, dans un fantasme de perfection typique d'une société où la sphère privée est devenue un spectacle permanent. En écrivant à l'enfant qu'elle a choisi de ne jamais concevoir, Linda Lê s'affranchit du monde en général pour poser un regard strictement personnel sur sa volonté de ne pas devenir mère. Ce travail autobiographique lui permet d'éclairer les premiers jalons qui, dans l'enfance, préparent l'expression de sa liberté d'adulte. La figure étouffante de la mère et une adolescence passée dans un monde exclusivement féminin contribuent à forger un désir de soi, aussi évident que douloureux à porter dans le regard de l'autre, et plus particulièrement de cet homme, S. Car l'homme qu'elle aime veut avoir des enfants. Chaque jour il tente de lui montrer que son refus se fonde sur l'erreur : erreur d'analyse, trop intellectuelle ; erreur ontologique d'un égocentrisme qui aurait mal tourné ; erreur personnelle, d'une peur jamais confrontée, etc. La narratrice, elle, en lieu et place d'idées toutes faites, voit défiler de simples images, précises et palpables : celle d'un enfant qu'elle ne saurait pas aimer, quelle que soit son identité, et celle d'un écrivain qui perdrait forcément la sienne à l'éduquer. " On ne part pas à la conquête du Graal avec une poussette ", écrivait Karen Blixen. Et là où l'expression de la liberté devient intolérable aux yeux des notaires de ce monde exigeant une conversion systématique au modèle de la famille, la narratrice écarte toute forme de dureté, toute prétention à une règle édifiée à d'autres qu'elle-même. Bien au contraire, c'est toute la douceur de son amour qu'elle offre à cet enfant qui n'existera jamais, mais vit sans cesse, à chaque seconde, dans l'imaginaire lumineux de sa conceptrice.
« A bien y regarder, on retrouve dans ces pages une étourdissante réfl exion sur le roman dans le roman. Sans compter que le décor et les personnages en font une histoire haute en couleur et assez palpitante, à mon sens. Je suis vraiment navré que vous n'ayez pas perçu son potentiel cinématographique. Navré pour vous, j'entends. Vous manquez drôlement de fl air, Monsieur Sollers. »
Au lendemain de Mai 68, l'université française devrait être devenue un champ d'expérimentation, un terrain de jeu révolutionnaire, un laboratoire de la pensée. Mais les campus bétonnés, édifiés à la va-vite, à la merci des pesanteurs administratives, ne ressemblent toujours pas à leurs luxueux modèles américains. Entre la prestigieuse forteresse de la Sorbonne, guindée dans ses vieux habits, et ces " modernes " conglomérats de contreplaqué relégués dans les banlieues des grandes villes, où va-t-on accueillir le flux des baby boomers qui rêvent encore du Grand Soir ? Aussi intense et fugace que l'instant janséniste sous Louis XIV, la fronde de Vincennes a vu défiler, dans un joyeux désordre, les derniers grands intellectuels d'une époque qui touche à sa fin : Deleuze, Lyotard ou Levi-Strauss ont joué le jeu de cette étrange faculté ouverte à tous, étudiants et ouvriers, bacheliers ratés et cancres dilettantes. Formé à la philosophie et aux lettres dans le moule institutionnel, l'auteur nous raconte comment il choisit néanmoins, en 1970, d'aller traîner ses baskets dans l'étrange foutoir de Vincennes. De cette expérience qui l'a marqué à jamais, il fait maintenant le bilan et s'adresse à sa vieille camarade, non pour l'accuser de ne pas avoir tenu ses promesses, mais pour comprendre ce qui reste d'elle, en lui et autour de nous. C'est donc à une visite dans le coeur palpitant d'un monde où tout était permis que nous invite l'auteur. Dans la parenthèse qu'aura été Vincennes - bien vite rasée par le pouvoir en place -, les philosophes se crêpaient le chignon sur l'estrade, les hiérarchies s'inversaient, la raison du plus fort était celle de la paresse, et sans-papiers ou exilés de tout poil trouvaient refuge là où l'interdiction d'interdire servait de passe-partout.
Bien sûr, au-travers de ce portrait vif et tapageur, la morne résignation de notre temps n'en est que plus frappante, mais cette lettre sans regrets ni amertume transmet tant d'énergie qu'il faut bien en convenir : le cadavre bouge encore !
« Elle se défend alors qu'elle ne devrait pas avoir à se défendre, elle seule a un droit sur son corps et ce qu'elle en fait est de sa responsabilité, à elle et cela n'est pas négociable. La question ne devrait même pas être posée. A moins, bien entendu, que son corps soit mis sous tutelle d'Etat comme étant un bien de l'humanité à préserver, auquel cas elle ne s'appartiendrait plus, auquel cas elle ferait partie d'un fonds commun, à la manière d'une espèce à préserver ou d'un monument classé patrimoine mondial mais en attendant qu'on en arrive là, la femme s'appartient et personne ne peut lui dire le contraire. »
Amis dès l'enfance, Nicolas (l'expéditeur) et Nicolas (le destinataire) ont formé un duo inséparable durant presque trente ans... Jusqu'à ce que la mort les sépare. Depuis, le silence a englouti une longue conversation à bâtons rompus, celle de deux jeunes potaches adeptes des quatre cents coups, à peine entrés dans l'âge d'homme.
Comment vivre avec la disparition de son double ? Comment exister sans celui qui a été un miroir et une référence ? Comment lui pardonner son départ délibéré ? Lorsqu'un deuil est impossible, toutes les émotions se succèdent dans une sarabande infernale : révolte, affection, colère, jalousie, exaspération, désespoir... En brossant le portrait de celui avec qui il a vécu son parcours initiatique fondateur, l'auteur s'adresse donc à un absent, mais aussi au scandale de cette absence. Surtout, il n'entend pas faire l'éloge d'un lâcheur, sous prétexte qu'il n'est plus là : il s'agit de régler de vieux comptes, de tordre le cou à une ombre trop tenace, d'en finir avec une union qui demeure au-delà de la mort. Impossible de faire revivre celui qui a emporté avec lui tant de mystères et de non-dits, mais le suicide de Nicolas, personnage torturé, poète maudit autoproclamé, est un affront permanent à ceux qui survivent et composent, modestement, avec le réel. Lettre jetée à la mer depuis l'un des plus beaux bateaux du monde, ce texte au style flamboyant et emporté rend hommage à une amitié aussi intense qu'encombrante.
« Sachez ainsi, nonchalant et faux disciple, hypocrite, que l'on n'est jamais insolent si l'on manque au commandement d'insolence spirituelle qui est celui que je croyais vous avoir vu retenir. Souff rez, vous l'atrabilaire amouraché, que j'objecte un mépris considérable à la plainte que vous m'adressiez dans votre lettre. Je ne répondrai à aucune de vos questions : elles sont idiotes. Vous avez donc le choix entre mon silence ou la radicalité de ma parole. »
Fils unique choyé par des parents qui mènent une vie modeste, Yves Simon a passé son enfance à regarder ces deux êtres s'aimer d'un amour fou et s'épuiser chaque jour à affronter des fins de mois difficiles. Comme la rive dorée de Zurich, Contrexéville exhibe ses opulentes villas, et un petit garçon qui perçoit déjà la dure condition infligée au monde ouvrier est initié au courage et à la joie par un couple déjà légendaire pour lui. Mais un adolescent qui est soudain happé par la folie des années 60, qui assiste à la naissance du rock, à la révolution Dylan, et découvre les jupes des filles sur les scooters peut-il encore seulement voir tout l'amour que lui voue son père ? Sans en avoir conscience, il embrasse l'avenir qu'il fera sien avec la bénédiction d'un cheminot ancré, lui, dans un univers d'humilité et de discrétion incompatible avec les ardeurs de la jeunesse.
Et à l'instant où ce père disparaît, un autre fils naît : un orphelin de vingt ans découvrant avec stupeur que c'est précisément sa liberté d'artiste que lui a léguée l'affection inconditionnelle d'un " homme ordinaire ".
Désespéré, à bout de nerfs, un bloc de papier posé en équilibre sur sa valise, Benjamin R. Ford aurait aimé éviter de devoir brosser son propre portrait. À cinquante-trois ans, il a aussi prodigieusement raté sa carrière de poète que réussi celle d'alcoolique ; ses nuits héroïques de mondanité littéraire ne peuplent que ses rêves sur canapé clic-clac, il survit dans un deux-pièces sordide grâce à ses traductions, et les femmes de sa vie ont toutes claqué la porte, sauf sa mère, qui est schizophrène, impotente et sous sa responsabilité ! Vous avez dit désastre ? Benjamin R. Ford, dit Bennie, aurait également souhaité ne pas rendre de comptes sur le voyage qu'il entreprend, de New York à Los Angeles, mais le vol en correspondance étant retardé depuis des heures, il est bloqué à l'aéroport de Chicago, bouillant de colère et de frustration : cette fois, si sa dernière chance de ne pas complètement rater sa vie est en train de lui filer sous le nez, c'est uniquement la faute d'American Airlines, et par conséquent il va le leur faire savoir ! Le retard de cet avion n'est pas un contretemps : c'est un drame, une tragédie aux conséquences irrattrapables. Car assister à la cérémonie de mariage de sa fille, Stella, était le seul espoir pour Bennie d'établir enfin un semblant de relation avec elle, de se faire pardonner son absence, d'assumer son rôle de père avec une bonne vingtaine années de retard, de devenir enfin un homme, de prendre un nouveau départ. Or, précisément, ce départ est déprogrammé par la scandaleuse incompétence d'une compagnie aérienne ! Ce qui commence comme une lettre de réclamation pour obtenir le remboursement d'un billet à trois cent quatre-vingt-douze dollars et soixante-huit cents prend peu à peu la forme d'une confession emportée, furieuse et drôlissime, où tous les échecs d'une vie dansent une bacchanale frénétique pour être revisités dans une ultime tentative de libération.
Courrier administratif détourné, Dear American Airlines prouve que l'écriture romanesque la plus créative a tout à gagner d'une forme épistolaire ici exploitée avec une imagination, une verve et une énergie exceptionnelles.