Il existe depuis toujours des Journaux de voyage, de rêve, de deuil, mais pas de nage. Pourtant, quoi de plus fragile et puissant, éphémère et total, sensuel et inspirant que le plaisir du bain ? En tenant le Journal de son été 2021 à Nice, Chantal Thomas innove, et poursuit l’entreprise paradoxale entamée avec Souvenirs de la marée basse, portrait de sa mère en nageuse : doter d’une mémoire ce qui, se traçant sur l’eau, se jouant dans un effet de lumière, est voué à l’effacement.
« Comme sont loin de moi par exemple les muscles de mes bras. » Cette phrase de Kafka, véritable fil conducteur, a été le déclic à partir duquel il lui a semblé essentiel, au sortir du confinement, de célébrer le chemin flottant d’un retour à soi, d’une harmonie retrouvée avec son corps et avec le monde.
' L'insaisissable m'a donné la clef du monde. '
De sable et de neige, ou l'art de vivre l'instant. Une splendide fresque pour célébrer la beauté des choses et la puissance de leur silence, de la Grande Dune d'Arcachon et la lumière du Cap Ferret jusqu'à la ville de Kyoto sous la neige, un 31 décembre. Les vagues venant rythmer le récit, comme si l'océan était le résumé de la vie, avec sa dimension tragique, inséparable du sentiment de joie et d'harmonie qu'il sait donner.
Chantal Thomas poursuit ici son voyage dans l'intimité de la mémoire, à travers une langue d'élégance et de grâce, pour exprimer les sensations les plus fugitives et les plus essentielles dont nous sommes tissés. Et pour dire le lien d'amour entre une fille et son père : sa force d'absolu.
« Je sens très fortement un "appel à nager", comme une attraction physique. L'eau s'offre dans un présent intemporel ; elle appartient à la jeunesse, et surtout à l'enfance : quand les gens se précipitent vers l'eau, ils sont comme happés par un bonheur qui les dépasse... »
Chantal Thomas a grandi à Arcachon entre deux éléments fondateurs, l'eau et le sable. École du regard et du silence, cet horizon premier a forgé ses principes d'existence : autonomie, attention à l'instant et à l'impermanence. Synonyme de liberté, d'amour de son corps, la nage contribue à l'émancipation des femmes.
Plage et page se confondent... Chantal Thomas évoque ses voyages, ses lectures, les figures artistiques qui l'ont marquée. De New York à Nice, de Roland Barthes à Patti Smith, elle nous immerge dans une vie nomade où l'écriture prend corps.
Nager. Nager pour fuir les contraintes, pour échapper aux vies imposées, aux destins réduits. Nager pour inventer sa sensualité, préserver sa fantaisie. C'est ce qu'a sans doute ressenti Jackie toute sa vie, commencée en 1919 et menée selon une liberté secrète, obstinée, qui la faisait, dans un âge bien avancé, parcourir des kilomètres pour aller se baigner sur sa plage préférée, à Villefranche-sur-Mer. Entre-temps, elle s'était mariée, avait quitté Lyon pour Arcachon, puis, devenue jeune veuve, avait échangé le cap Ferret contre le cap Ferrat, avec sa mer plus chaude, son grand été.
Qu'a-t-elle légué à sa fille Chantal ? Quelque chose d'indomptable, ou de discrètement insoumis, et cette intuition que la nage, cette pratique qui ne laisse aucune trace, est l'occasion d'une insaisissable liberté, comme lorsque jeune fille, au début des années 30, Jackie avait, en toute désinvolture, enchaîné quelques longueurs dans le Grand Canal du château de Versailles sous l'oeil ahuri des jardiniers.
Des chauffeurs de taxi, des héroïnes de faits divers, des amoureux qui enferment leur cœur au cadenas traversent ces pages. Ils croisent tout naturellement Colette, Roland Barthes, Patti Smith, Voltaire ou Corto Maltese, sans oublier quelques figures chères de mon enfance, ma mère nageuse, mon grand-père bien-aimé... On peut dès lors lire ces Chroniques en passant comme un journal de voyage, si l'on croit que chaque matin contient une occasion de départ et une chance d'aventure, émotive, intellectuelle – la quête d'une certaine qualité de vibrations.
Ce qui a piqué mon attention relève d'un intérêt essentiellement subjectif. Les rencontres, les lectures, les images et incidents qui m'inspirent et me donnent à rêver n'entrent pas dans un cadre préétabli. Ils participent de moments fugitifs, du charme de l'instant.
J'ai écrit les textes ici réunis de 2014 à 2018, au rythme d'une chronique par mois, pour le journal Sud Ouest. Et à la fin, en me retournant, j'ai senti qu'ils formaient un livre. Le voici.
C.T.
Nous sommes à Vienne, en 1810, dans une ville humiliée et ruinée par la victoire de Napoléon. Une femme, Agathe-Sidonie Laborde, ancienne lectrice de Marie-Antoinette, se souvient de Versailles et, plus précisément (parce que c'est pour elle une hantise), des 14, 15 et 16 juillet 1789, jours d'effondrement durant lesquels, Louis XVI ayant cédé sur tout, les intimes de la famille royale et une grande partie de la Cour se dispersent. Agathe elle-même s'est enfuie alors, dans la nuit du 16, avec la famille de Polignac.
A travers une reconstitution minutieuse et fébrile de ses dernières heures à Versailles, Agathe découvre la force de sa fascination pour la Reine et la beauté émouvante et singulière du monde qu'elle s'était créé. Un monde placé sous le signe du luxe et de l'élégance, de l'obsession du détail, du goût des espaces protégés, un univers brillant de toutes les apparences du bonheur, sauf que le désir comme l'amour n'y avaient pas de voix pour se dire. Mais est-ce le drame de la Reine ou celui de sa lectrice ?
En 1721, Philippe d'Orléans est Régent de France. L'exercice du pouvoir est agréable, il y prend goût. Surgit alors dans sa tête une idée de génie : proposer à Philippe V d'Espagne un mariage entre Louis XV, âgé de onze ans, et la très jeune infante, Anna Maria Victoria, âgée de quatre ans - qui ne pourra donc enfanter qu'une décennie plus tard... Et il ne s'arrête pas là : il propose aussi de donner sa fille, Mlle de Montpensier, comme épouse au jeune prince des Asturies, futur héritier du trône d'Espagne, pour renforcer ses positions et consolider la fin du conflit avec le grand voisin.La réaction à Madrid est enthousiaste, et les choses se mettent vite en place. L'échange des princesses a lieu début 1722, en grande pompe, sur une petite île au milieu de la Bidassoa, la rivière qui fait office de frontière entre les deux royaumes. Tout pourrait aller pour le mieux. Mais rien ne marchera comme prévu...
Au milieu des années 1970, Chantal Thomas, qui vient juste de soutenir sa thèse, décide de partir. Loin. À New York, alors ville de tous les dangers. Elle s'installe chez une amie d'amie. Le désir circule, les fêtes s'enchaînent. Un puissant souffle d'aventure anime la ville.
Au milieu des années 1970, Chantal Thomas, qui vient juste de soutenir sa thèse, décide de partir. Loin. À New York, alors cité de tous les dangers. Elle s'installe chez une amie d'amie. Le désir circule, les fêtes s'enchaînent. Un puissant souffle d'aventure anime la ville.
Aujourd'hui, amenée à séjourner dans l'East Village pour un été, elle retrouve un quartier totalement changé. Seules quelques traces demeurent de la marginalité d'autrefois, des graffitis sur les rares immeubles non encore " réhabilités " et dont Allen S. Weiss, partenaire de ce livre, va extraire des images photographiques qui rappellent un temps révolu.
Car l'East Village était un lieu d'immigration et de bohème pauvre, inventive, où tout le monde se rêvait poète, où se rencontraient Allen Ginsberg, William Burroughs, Herbert Huncke, et les fantômes bien vivants d'Andy Warhol, de Lou Reed et du Velvet Underground.
Au fil des pages, sur un mode à la fois précis et romanesque, Chantal Thomas évoque St. Mark's Church, le Chelsea Hotel, les bars, les rues, les peurs, les amours, dans un flottement des genres qu'elle restitue à plaisir, comme portée par la grâce d'une mémoire à même de revivre et faire revivre l'intensité d'une époque ouverte à tout. Par les temps qui courent, ce livre est une merveilleuse évasion, et le rappel d'une chose : la liberté est possible, elle est même un excellent principe de vie...
I remember you well in the Chelsea Hotel
You were talking so brave and so free...
Leonard Cohen
Avec des photos d'Allen S. Weiss
Avec légèreté et mélancolie, ironie et émotion, Chantal Thomas met en scène sa jeunesse, ses études, ses errances. C'est à Nice, par une nuit de Carnaval, qu'elle commence son récit. Quelques huîtres, un verre de vin. L'œil aux aguets pour observer ses voisins. Et tous les cafés de la mémoire resurgissent, cafés-vitrines, cafés secrets, café des spectres et café des artistes... Entre le temps de l'enfance à Arcachon, Bordeaux, puis Paris, se raconte l'histoire d'une jeune fille qui, exaltée par l'exemple de Simone de Beauvoir, veut devenir philosophe, s'inventer une vie nouvelle. Mais, très vite, c'est dans le grand livre du monde qu'elle va faire son apprentissage. Alors elle accorde aux rencontres de hasard et aux ivresses qu'elles lui procurent l'entière confiance qu'elle accordait au savoir. Cette autobiographie librement menée se situe entre 1945 et 1969, entre la libération de la France et la démission du général de Gaulle, c'est dire qu'elle est aussi le tableau d'une génération, le récit du triomphe de la jeunesse, de son éclat d'insouciance et de fête.
Chantal Thomas (Prix Fémina 2002) pour Les Adieux à la Reine est désormais membre du Jury du Prix Femina. Directrice de recherches au CNRS, elle est spécialiste du XVIIIe siècle et a publié de nombreux essais.
Ce livre est un exercice d'admiration et de reconnaissance : j'ai eu la chance de rencontrer en Roland Barthes un écrivain totalement habité par le désir d'écrire et qui avait la particularité d'écrire pour faire sentir ce désir, pour en faire partager le romanesque. D'écrire et d'enseigner, car il s'est agi pour moi en ces pages de chercher à faire exister le talent de parole de Barthes, l'étrange sagesse portée par son enseignement (un mélange d'intelligence analytique et de distance zen). Et plus largement, mais d'une façon qui lui est liée, de transmettre un certain nombre de valeurs que chacun de ses livres, du Degré zéro de l'écriture à l'admirable Chambre claire, réaffirme : l'amour de la langue, la différence au lieu du conflit, le goût du présent, le désir. Des valeurs sous le signe de l'harmonie, mais qui recèlent, s'il le faut, une dureté, un pouvoir de résistance absolue à tout ce qui se situe du côté du stéréotype, de la répétition mécanique, de la violence.
Ch. T.
Nous sommes au milieu du XVIIIe siècle, pendant la désastreuse Guerre de sept ans, sous le règne de Louis XV.
Deux sœurs, Apolline et Ursule, sont les héroïnes de ce récit. Elles sont nées à Bordeaux, dans un milieu très religieux. Le père, adepte de la Providence, s'adonne avec délice au bonheur de ne rien faire. La mère est en prières. La famille s'enfonce dans la misère. Ce dont Apolline s'aperçoit à peine, tandis que sa sœur aînée, animée par l'ambition et l'esprit de liberté, n'a qu'une envie : s'enfuir. Les sœurs se perdent de vue. Apolline est mise dans un couvent, puis devient préceptrice dans un château. Elle en sort pour retrouver sa sœur mourante, et découvrir, à travers un manuscrit, le récit de ses aventures.
Ursule, rebaptisée Olympe, a réussi à se faire emmener à Paris par le duc de Richelieu, le superbe gouverneur d'Aquitaine. Elle rêve de faire carrière au théâtre, mais Richelieu l'offre à Louis XV, qui l'installe à Versailles dans sa petite maison du Parc-aux-Cerfs. Un brillant destin s'ouvre à elle...
Comme Les Adieux à la Reine, ce roman est le fruit d'une alchimie entre érudition et fantaisie. On plonge dans une époque, ses couleurs, ses odeurs, ses rites, et dans un monde dominé par l'étrange duo que forment le duc de Richelieu, le plus célèbre libertin de son siècle, et le roi Louis XV, habité par le goût de la mort, le désir des femmes, et le sens du péché.
La reine scélérate
" Marie-Antoinette : Reine. Autrichienne. Épouse de Louis XVI. Joua à la bergère. Fut guillotinée. " Ces mots résument le savoir le plus commun porté par le nom de Marie-Antoinette : l'évidence de sa culpabilité ne fait qu'un avec celle de sa beauté.
Chantal Thomas ne nous présente pas ici une biographie de Marie-Antoinette, mais, à partir d'innombrables pamphlets, l'étude d'un mythe, celui de la reine scélérate, de l'" architigresse d'Autriche ", créé par les courants misogynes et xénophobes, qui transformèrent une jeune princesse en une prostituée, une nymphomane, un monstre.
Chantal Thomas
Elle a publié de nombreux essais sur Sade (Seuil et Rivages), Casanova (Denoël), Thomas Bernhard (Seuil). Elle a également écrit Comment supporter sa liberté (Rivages), un livre de nouvelles, La Vie réelle des petites filles (Gallimard), un roman, Les Adieux à la Reine (Seuil, prix Femina 2002) et un récit, Cafés de la mémoire (Seuil, 2008). Elle est actuellement directrice de recherches au CNRS.
Le 16 juin 2022, Chantal Thomas était reçue par Dany Laferrière sous la Coupole de l’Institut de France. Une semaine auparavant, le comité de l’épée s’était réuni, pour la remise, en la circonstance, d’un éventail.
C’est l’ensemble des discours tenus lors de ces deux cérémonies que l’on retrouve ici.