«Tout le monde riait. Les Manoscrivi riaient. C'est l'image d'eux qui est restée. Jean-Lino, en chemise parme, avec ses nouvelles lunettes jaunes semi-rondes, debout derrière le canapé, empourpré par le champagne ou par l'excitation d'être en société, toutes dents exposées. Lydie, assise en dessous, jupe déployée de part et d'autre, visage penché vers la gauche et riant aux éclats. Riant sans doute du dernier rire de sa vie. Un rire que je scrute à l'infini. Un rire sans malice, sans coquetterie, que j'entends encore résonner avec son fond bêta, un rire que rien ne menace, qui ne devine rien, ne sait rien. Nous ne sommes pas prévenus de l'irrémédiable.» Hélène Vincent incarne Elisabeth, soixantenaire désenchantée prise dans un drame sordide, et interprète avec brio cette variation sarcastique sur la solitude, le couple et l'abandon.
Ce monologue féminin est une saisissante plongée au coeur d'une existence passée dans l'ombre et qui arrive à son terme, la vieillesse faisant alors tomber tous les artifices et révélant l'insignifiance de la nature humaine.
«J'ai commencé à éprouver un sentiment, je veux dire un vrai, à ce moment-là. En sortant de la voiture, à Wandermines, sous la pluie. On ne parle pas assez de l'influence des lieux sur l'affect. Certaines nostalgies remontent à la surface sans prévenir. Les êtres changent de nature, comme dans les contes. Au milieu de cette confrérie en habits du dimanche, se pressant vers la mairie pour échapper aux gouttes, tenant le bras d'Odile pour l'aider sur le parvis glissant, j'ai éprouvé la catastrophe du sentiment.» Un casting exceptionnel au service de cette constellation de personnages confrontés à l'impasse sentimentale. Entre mélancolie et humour... L'écoute en classe de ce CD est autorisée par l'éditeur.
Composition intimiste, Hammerklavier joue une partition où se dévoilent des notes fulgurantes : brefs instants de vie, fragments autobiographiques, anecdotes, rêves et souvenirs. Avec le style incisif qui est le sien, l'auteure met en musique et en scène, dans de courts textes, comiques ou tendres, ses préoccupations singulières sur l'art, la judéité, le temps qui passe... Autant de chapitres, autant de mélodies distinctes. Avec Hammerklavier, Yasmina Reza quitte le théâtre pour le récit, sans rien perdre de sa force dramatique ni de l'acuité de son regard.
« Il n'y a pas longtemps, j'ai regardé mon fils, un soir, de dos, il avait deux ans.
Il jouait et je regardais sa nuque et ses petits cheveux noirs bouclés et j'ai pensé au vieux monsieur qu'il sera avec ses cheveux, petits fils serrés gris, courts mais encore un peu ondulés, très doux, un vieux monsieur que je ne verrai jamais. |...] » Y.R.